En se prononçant sur les méthodes d’évaluation du préjudice d’établissement et du déficit fonctionnel permanant employées par la cour d’appel de Pau, la Cour de cassation, dans son arrêt du 17 février 2021 (Cass. 1re Civ., 17 février 2021 n° 19.21.622 et 19.23.604), administre aux juges du fond une piqûre de rappel sur le principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.
En l’espèce, la victime est née en présentant une grave infirmité consécutive aux fautes médicales commises lors de l’accouchement par la sage-femme et le gynécologue-obstétricien en charge de la délivrance du bébé. L’expert judiciaire chargé de l’évaluation des préjudices subis par la victime, consolidée à l’âge de 12 ans, un taux de déficit fonctionnel permanant à hauteur de 95 %.
La jeune femme décédera dix ans plus tard, à l’âge de 22 ans, alors que l’ensemble de ses préjudices était encore en cours de liquidation. S’est alors posée la question du quantum de l’indemnisation des différents postes de préjudices subis par la victime décédée prématurément.
Les juges du fond ont alloué à ses ayants droit la somme de 12 307,69 € au titre de son préjudice d’établissement et 100 000 € au titre de son déficit fonctionnel permanent, décision contestée devant la juridiction suprême.
S’agissant, d’une part, du préjudice d’établissement, il est fait grief à l’arrêt rendu par la cour d’appel de Pau d’avoir indemnisé ce poste de préjudice à compter de l’âge de la consolidation(12 ans) et jusqu’au décès de la victime (22 ans) sans rechercher la date à compter de laquelle cette dernière aurait pu concrètement espérer réaliser un projet de vie familiale.
S’agissant, d’autre part, de l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent de la jeune victime qui avait été évalué à 102.277 €, il est reproché à la cour d’appel de Pau d’avoir arbitrairement arrondi ce montant – à la baisse – à hauteur de 100000 €. C’est dans ces conditions que cette affaire a été élevée devant la première chambre civile de la Cour de cassation.
Le préjudice d’établissement est défini par la nomenclature Dintilhac ainsi que par la jurisprudence comme « la perte d’espoir et de chance [NDLR : de la victime] de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité de son handicap ».(1) Il est, par ailleurs, à distinguer du préjudice sexuel duquel il est parfaitement autonome.(2)
Le préjudice d’établissement est, en effet, à évaluer en dehors de toute considération purement et simplement « mécanique » puisqu’il est également et surtout apprécié par des considérations d’ordre psychologique, morale et sociale. Les éléments constitutifs de ce préjudice s’analysent en la perte de chance ramenée à « l’espoir »intrinsèque que peut avoir la victime de pouvoir se marier et fonder une famille.
Il s’agit donc – in fine – de l’appréciation souveraine des juges du fond de l’impact que peuvent avoir les divers bouleversements dans les projets de vie familiale de la victime qui se retrouve contrainte à y renoncer en raison du handicap dont elle souffre. Ce préjudice subjectif est donc nécessairement apprécié in concreto puisqu’il convient de prendre en compte les conséquences des séquelles physiques qui entraînent une difficulté voire une impossibilité de fonder une famille et/ou de rencontrer un partenaire potentiel.
En outre, ce préjudice peut être caractérisé par l’altération directe dans la vie familiale de la victime si un lien était déjà préexistant et que ses séquelles deviennent incompatibles avec sa bonne poursuite. En l’espèce, pour allouer la somme de 12 307,69 € aux ayants droit de la victime au titre de son préjudice d’établissement, la cour d’appel de Pau a retenu que ce préjudice, correspondant à la perte d'espoir et de chance de réaliser normalement un projet de vie familiale, doit être évalué « en prenant en compte la somme qu'elle aurait perçue si elle n'était pas décédée prématurément, rapportée au nombre d'années qu'elle a effectivement vécues à compter de la consolidation de son état jusqu'à son décès, soit entre l'âge de 12 et de 22 ans ».
La Cour de cassation casse et annule au visa du principe de réparation intégrale du préjudice en considérant que la cour d’appel n’avait pas recherché « (…) comme il le lui incombait, la date à compter de laquelle la victime aurait pu réaliser un projet de vie familiale si elle n'avait pas été atteinte de son handicap, afin d'être en mesure d'apprécier l'existence et, le cas échéant, l'étendue de ce préjudice jusqu'à son décès, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard du principe susvisé ».
Bien que le pouvoir souverain du juge du fond ait, en principe, vocation à s’exercer pour l’appréciation de ce préjudice, la Cour de cassation reprend ici clairement les commandes. Elle, qui juge en droit, redirige, en effet, le débat en posant comme point de départ de l’évaluation de ce préjudice non pas la date à laquelle la jeune victime était susceptible d’effectivement fonder une famille – et donc de « s’établir » – mais plutôt celle à laquelle cette dernière a perdu toute « espérance » de pouvoir le faire. Le préjudice d’établissement en devient, par conséquent, beaucoup plus complexe à évaluer alors que l’administration de la preuve d’un tel préjudice s’avérait déjà des plus délicate.
Le principe de réparation intégrale tend à rétablir l’équilibre rompu par le dommage subi par la victime et à la « replacer » dans une situation proche de laquelle elle se serait retrouvée si le fait dommageable n’était jamais survenu(3). Ce principe avait notamment été consacré par un arrêt rendu par la chambre civile de la Cour de cassation le 28 octobre 1954 dont il découle que : « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu».
La réparation d’un préjudice corporel est de toute évidence impossible à effectuer en nature de sorte que seule la réparation par équivalent peut être opérée. La jurisprudence a, par conséquent, entériné la solution en vertu de laquelle la réparation doit être égale à l’intégralité du préjudice « sans jamais pouvoir le dépasser »(4). La Cour de cassation censure, dès lors, systématiquement toute forme d’évaluation dite « forfaitaire».
En l’espèce, la victime a été consolidée à l’âge de 12 ans avec un taux de déficit fonctionnel de 95 % et décédée dix ans plus tard, à l’âge de 22 ans. Ses ayants droit ont considéré qu’au jour de la consolidation, leur enfant avait une espérance de vie de 65 ans, en vertu du calcul résultant de la méthode – décriée par la doctrine – dite « du point d’incapacité ». Or, leur fille n’ayant survécu qu’une dizaine d’années suivant la date de consolidation, l’indemnité devant revenir à la succession aurait dû être fixée, selon leur moyen, à hauteur de 102 277 €, soit 15,38 % de l’indemnité totale qui aurait été perçue si elle avait vécu 65 ans, à savoir 665 000 €.
Dans sa volonté rebelle de contrevenir au principe de réparation intégrale du préjudice, la cour d’appel de Pau a pourtant décidé d’arrondir le montant de l’indemnité, qu’elle avait pourtant elle-même évalué à 102 777 € au titre du déficit fonctionnel permanent à la somme forfaitaire de 10 0 000 €.
La Cour de cassation en file alors sa casquette de juge suprême et brandit un «carton rouge » à l’encontre de la cour d’appel de Pau puisqu’elle casse et annule son arrêt considérant « qu’en statuant ainsi, alors qu'elle avait évalué le préjudice à la somme de 102 277 €, la cour d'appel a méconnu le principe susvisé ».
Cette méconnaissance par la cour d’appel du principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime se voit ainsi censurée par la Cour de cassation qui rappelle quel ’évaluation d’un préjudice ne saurait souffrir d’aucun arrondi ni d’aucune approximation quand bien-même la victime serait malheureusement décédée encours de liquidation.
Cet arrêt a le mérite de «remettre les pendules à l’heure » en ce qu’il enjoint aux juges du fond de veiller à respecter le sacro-saint principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime et ce malgré le pouvoir souverain d’appréciation dont ils jouissent.
Il est toutefois presque regrettable que la Cour de cassation fasse une « passe décisive » en renvoyant la balle aux juges du fond sur la question du point de départ de l’évaluation du préjudice d’établissement sans pour autant lui en donner des indices quant aux critères d’appréciation.
Il incombera donc à la cour d’appel de renvoi d’assumer la tâche de déterminer à quel moment la victime aurait pu « espérer » fonder un jour une famille, d’autant plus que la jeune femme est décédée. Affaire à suivre...
Cass. 1re Civ., 17 février 2021 n° 19.21.622 et 19.23.604
(1) Cass. Civ. 2e, 15 janvier 2015 n° 13-27.761, 13-28.050, 13-28.211, 14-12.600 et 14-13.107
(2) Cass. Civ. 2e, 12 mai 2011 n° 10-17.148 et Cass. Civ 2e,4 octobre 2012 n° 11-24.789
(3) Cass. Civ. 2e,18 janvier 1973 n° 71-14.282
(4) Cass. Civ. 1re, 15 janvier 1957