En se prononçant sur la responsabilité du laboratoire Sanofi, producteur de la Dépakine, tant sur le terrain de la faute que sur celui des produits défectueux, le jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Paris le 5 janvier 2022 (RG n° 17/07001) marque une étape décisive dans le bras de fer judiciaire mené par l’Association d'aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anticonvulsivant (APESAC).
Plus encore, ce jugement « donne le La » sur la reconnaissance de la recevabilité de l’action de groupe en matière de santé publique.
En l’espère, il convient de préciser que l’APESAC, dont l’objet social est de recueillir et de diffuser de l’information sur le syndrome de l’anticonvulsivant auprès des victimes potentielles ou avérées ainsi que de leur famille, a été créée en 2011.
Cette association, qui dispose d’un agrément national, représente plusieurs milliers de familles dont les mères se sont vues prescrire, au cours de leur grossesse, un traitement médical pour leur épilepsie et notamment le médicament au cœur des débats, la Dépakine, et dont les enfants présentent aujourd’hui des pathologies caractérisant un syndrome de fœtopathie.
L’APESAC considère que le laboratoire qui a commercialisé et mis sur le marché les la Dépakine ainsi que la Dépakine Chrono, dans les années 1967 et 1987, qui contiennent un principe actif qui est l’acide valproïque ou valproate de sodium, n’a pas permis aux femmes enceintes auxquelles était prescrit ce médicament, de choisir librement et de façon éclairée, d’initier ou de poursuivre leur grossesse.
Et ce, alors pourtant que la littérature médicale et la pharmacovigilance faisaient apparaître, dès 1970, que l’utilisation de ces deux médicaments, par les femmes enceintes, pouvait entraîner des malformations physiques et des troubles neuro développementaux in utero des fœtus qu’elles portaient.
C’est dans ces conditions que cette association a engagé une action de groupe contre le laboratoire Sanofi.
Par acte du 2 mai 2017,l’association APESAC a assigné le laboratoire Sanofi, et son assureur la société CARRAIG Insurance LTD, afin de :
- constater que les conditions mentionnées à l’article L 1143-2 du code de la santé publique relative à l’action de groupe en matière de santé publique sont réunies ;
- de la déclarer recevable en son action ;
- de dire que le laboratoire SANOFI a commis une faute de vigilance sur le fondement de l’article 1240 du code civil et a commercialisé un produit défectueux au sens des articles 1245 et suivants du code civil ;
- de constater que l’ensemble des pathologies présentées par les enfants exposé in utero au Valproate de sodium et correspondant aux troubles reconnus par lac communauté scientifique sont en lien de causalité certain avec leur exposition in utero au médicament Dépakine
- établir une présomption de causalité entre la faute commise par le laboratoire Sanofi, le défaut du produit et les pathologies développées par les enfants exposés in utero, à la présence d’indices graves et concordants apportés par la littérature et les données de pharmacovigilance ;
- de condamner le laboratoire Sanofi à indemniser les usagers du service de santé concernés par la prise du médicament Dépakine durant la grossesse.
S’en sont alors suivis plusieurs épisodes juridiques et procédurales de mises en causes, difficilement résumables dans le cadre de la présente Tribune.
Mais il convient, avant tout, de mettre la lumière sur l’élément clé de cette véritable saga judiciaire, à savoir : la Dépakine et la Dépakine Chrono.
Il s’agit de deux médicaments qui sont utilisés depuis le début des années 1970 pour le traitement des différentes formes d’épilepsie chez l’adulte et chez l’enfant âgé de plus de 6 ans.
Ces médicaments, qui comprennent un principe actif qui est l’acide valproïque ou Valproate de sodium, ont fait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché en 1967 pour la Dépakine, et en 1987,pour la Dépakine Chrono.
La Dépakine et la Dépakine Chrono ont été fabriqués et commercialisés par le laboratoire Sanofi jusqu’en 2005, date à laquelle ces médicaments sont entrés dans le domaine public, et depuis lors, plusieurs laboratoires fabriquent des médicaments génériques de la Dépakine.
Il convient de rappeler que, de manière générale, il a été communément admis dans la littérature scientifique que la prise de médicament est susceptible d’être tératogène, c’est à dire de provoquer des malformations chez le fœtus dont la mère est traitée durant sa grossesse.
Or, il est également admis que chez une femme souffrant d’épilepsie et en âge de procréer, un arrêt brutal du traitement par la Dépakine peut provoquer une aggravation de la maladie alors qu’une crise d’épilepsie peut être extrêmement préjudiciable à l’état de santé du fœtus.
Plusieurs rapports d’expertise médicale ont, à ce titre, conclu que les enfants présentaient des malformations du visage, des troubles dyspraxiques et des troubles cognitifs et neuro-visuels en lien direct avec la prise, par leur mère, de Dépakine au cours de leur grossesse.
L’APESAC soutient ainsi que le laboratoire Sanofi a manqué à son obligation de vigilance en ne faisant pas modifier la notice de ces médicaments dès 1984, alors que le risque pesant in utero était à compter de cette période.
Plus encore, il est reproché au laboratoire Sanofi d’avoir commercialisé en toute connaissance de cause un produit défectueux.
I. Sur les prescriptions extinctives applicables
Le Tribunal judiciaire de Paris a été tenu de statuer, avant même d’avoir à examiner la responsabilité du laboratoire Sanofi, sur l’éventuelle fin de non-recevoir opposé par ce dernier qui considérait que les demandes fondées par l’APESAC sur la responsabilité extracontractuelle de droit commun étaient prescrites pour les expositions à la Dépakine antérieures au 30 juillet 1988.
Le juge du fond a alors retenu qu’à compter de l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561du 17 juin 2008, le délai de prescription de droit commun est de 5 ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
Pourtant, au regard des faits d’espèce qui impliquent un dommage corporel pour les enfants exposés, relèvent d’un délai de prescription particulier, prévu par l’ancien article 2270-1 du code civil aux termes duquel les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation.[1]
La Cour de cassation avait d’ailleurs auparavant rappelé que l’action en responsabilité extracontractuelle dirigée contre le fabricant d’un médicament défectueux, mis en circulation après l’expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d’entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998, se prescrit à 10 ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé, conformément à l’article 2226 du code civil.[2]
En l’espèce, le Tribunal judiciaire, en prenant pour point de départ du délai le jour du dépôt du rapport d’expertise médicale générale ordonnée par les magistrats instructeurs, soit le 20 janvier 2020, le juge du fond a rendu très relative la possibilité d’une prescription de l’action sur le fondement de la faute.
II. Sur la reconnaissance de la responsabilité du laboratoire Sanofi sur le double fondement de la faute ainsi que du produit défectueux
Le Tribunal judiciaire de Paris a, dans le cadre de ce jugement historique, reconnu la responsabilité du laboratoire Sanofi sur le fondement d’un manquement à son obligation de vigilance et à son obligation d’information, en vertu des articles 1240 et 1245 et suivants du Code civil, pour les enfants qui ont été exposés à la Dépakine avant le 22 mai 1998 et dont :
- les malformations congénitales sont survenues entre 1984 et janvier 2006 ;
- les troubles neurodéveloppementaux sont apparus entre 2001 et janvier 2006pour.
La responsabilité du producteur a également été reconnue sur le fondement du défaut de sécurité du produit, pour les enfants exposés à compter du 22 mai1998.
L’article 1245 du Code civil prévoit, en effet, que le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.
Toutefois, et dans la mesure où les traitements conçus à base de valproate de sodium sont commercialisés depuis l’année 1967, il convient nécessairement d’opérer une distinction temporelle afin de déterminer le régime de responsabilité applicable ainsi que les règles de prescription extinctive.
C’est ainsi que le Tribunal judiciaire de Paris s’est arrêté à la date du 22 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, transposant la directive85/374/CEE du 25 juillet 1985, pour déterminer le régime de responsabilité.
Pour les demandes concernant des enfants qui ont exposés in utero au valproate de sodium avant le 22 mai 1998, le régime de responsabilité est celui de la faute, tandis que ceux qui ont été exposés postérieurement relèvent du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux prévu aux articles 1245 et suivants du code civil.
III. Sur le manquement à l’obligation de vigilance et à l’obligation d’information du producteur
L’APESAC s’est fondée, pour caractériser l’existence d’une telle faute, au sens de l’article 1240 du code civil, sur le double manquement du laboratoire à son devoir d’information et à son devoir de vigilance concernant la notice des médicaments à base de valproate de sodium.
En vertu de son pouvoir souverain d’appréciation, le Tribunal judiciaire a, en l’espèce, pour apprécier l’existence de ces manquements, constaté le niveau d’information existant quant au valproate de sodium, au moment où les patientes enceintes prenaient ce médicament.
C’est ainsi que le juge du fond, en s’appuyant sur le rapport d’expertise médicale remis en2020 aux juges d’instruction saisis dans le volet pénal, a considéré que l’information communiquée par le laboratoire n’était pas conforme à l’état des connaissances scientifiques disponibles au regard de la littérature médico-scientifique.
S’agissant de l’effet tératogène et des malformations fœtales induites par une exposition in utero, le Tribunal judiciaire de Paris a constaté qu’ils étaient scientifiquement connus à partir de 1984.
S’agissant, par ailleurs, des troubles neurodéveloppementaux, le juge du fond a retenu la date de 2001 pour la connaissance du risque avéré.
En outre, les malformations congénitales ont ainsi été présumées imputables au manque d’information apporté à la mère enceinte sur les effets indésirables du valproate de sodium lorsque ce dernier a été prescrit à compter du 1er janvier 1982 alors que les troubles du développement comportemental et cognitif sont présumés imputables à un manque d’information de la mère sur les effets indésirables du valproate lorsqu’il a été prescrit à compter du 1er janvier1984.
Le Tribunal judiciaire a donc retenu que le laboratoire Sanofi devait être tenu pour responsable en ce qu’il avait manqué à son devoir de vigilance et à son devoir d’information, en ne mentionnant pas les risques liés au valproate de sodium, à compter de 1984 pour les malformations congénitales et à compter de 2001 pour les troubles neurodéveloppementaux.
Enfin, le juge du fond a considéré que le laboratoire Sanofi aurait dû solliciter, auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament, une modification de la notice de la Dépakine et ce, dès 1984, alors que ce dernier ne l’a fait qu’à compter dumois de mai 2003, en ne lui communiquant pourtant que quelques éléments, conduisant ainsi cette dernière à rejeter les deux premières demandes – considérées insuffisamment détaillées - avant d’accepter de procéder à la modification des notices en janvier 2006.
IV. Sur le défaut de sécurité du produit consécutive à la carence de la notice d’information destinée à la patientèle
S’agissant toutefois des enfants qui ont été exposés à la Dépakine à compter du 22 mai 1998, le tribunal judiciaire de Paris a, dans le cadre de son jugement, été tenu de se prononcer sur la question de la prescription extinctive décennale de responsabilité.
Il convient, en effet, de rappeler qu’en principe et en vertu de l’article 1245-15 du code civil, la responsabilité du fait d’un produit défectueux se prescrit à 10 ans après sa mise en circulation, sauf faute caractérisée du producteur.
Le tribunal a cependant considéré que la faute de vigilance imputable au laboratoire Sanofi, qui n’avait pas modifié la notice des médicaments avant janvier 2006, faisait obstacle à l’application du régime d’extinction décennale de la responsabilité.
Dans ces conditions, les victimes de la Dépakine étaient par conséquent tenues de rapporter la preuve du dommage, du défaut du produit ainsi que du lien de causalité entre le défaut et le dommage en vertu de l’article 1245-8 du Code civil.
En principe, il convient de rappeler que l’absence fautive d’information donne lieu à une indemnisation du préjudice subi par les victimes au titre de la perte de chance.
En l’espèce, la perte de chance était caractérisée par la privation de pouvoir refuser le traitement à base de valproate de sodium et d’opter pour un autre traitement dans la mesure où il existait des alternatives thérapeutiques au traitement de l’épilepsie, et ce à compter des années 1990.
Le juge du fond a ainsi considéré qu’au regard des taux élevés de malformations et de troubles du développement consécutifs à une exposition in utero à la Dépakine, il en était résulté une perte de chance pour les femmes enceintes de se voir prescrire un autre traitement que le médicament litigieux, perte de chance évaluée au taux élevé de 95 %.
Par ailleurs et sur la question du lien de causalité entre le dommage et le défaut du produit, le Tribunal judiciaire de Paris s’est rapporté à la jurisprudence rendue par la CJUE selon laquelle, en l’absence de certitude scientifique, le régime probatoire du lien de causalité peut être fondé sur le recours à un faisceau d’indices, présentant un caractère suffisamment grave, précis et concordant.[3]
Les victimes qui souhaiteront, à l’avenir, se prévaloir du jugement pour adhérer à l’APESAC devront ainsi rapporter la preuve préalable d’une exposition in utero au médicament.
V. Conclusion
En considérant recevable l’action de groupe initiée par l’APESAC et en reconnaissant la responsabilité du laboratoire SANOFI, ce dernier a été condamné à contribuer, à ses propres frais, à une publicité large du jugement rendu afin que d’autres victimes éventuelles se fassent connaitre et puissent adhérer à l’APESAC afin de faire reconnaitre leur préjudice consécutif à l’exposition, in utero, à la Dépakine.
Le tribunal judiciaire a, tel qu’exposé en supra, fixé ce délai d’exercice à 5 ans.
Le laboratoire Sanofi a toutefois indiqué, dans le cadre d’un communiqué de presse, interjeter appel du présent jugement. Affaire à suivre…
Jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Paris le 5 janvier 2022, RG n° 17/07001
[1] Cass. 1re civ.,26 sept. 2012, n° 11-18.117
[2] Cass. 1re civ., 15 mai 2015,n° 14-13.151
[3] CJUE, 21 juin2017, aff. C-621/15