La timide réaffirmation de la faute dolosive du suicidé

Inès Zénati
3/3/2021

Dans cette affaire portée devant la cour d’appel de Bourges, le juge du fond était invité à se prononcer sur l’épineuse – et rare – question de l’indemnisation par l’assureur de responsabilité civile des dommages qu’aurait causé son assuré à des tiers dans les circonstances malheureuses de son suicide.

Le 21 novembre 2012, une femme qui souhaitait mettre fin à ses jours s’est jetée sur les voies ferrées à l’approche d’un train exploité par l’Epic SNCF mobilités, entraînant ainsi l’arrêt d’urgence de la locomotive. Cette femme était titulaire d’une assurance responsabilité civile souscrite auprès de la compagnie Assurances du Crédit mutuel dont la couverture a été recherchée par l’Epic SNCF réseau et la SNCF voyageurs.

Considérant, en effet, être victimes de dommages matériels et immatériels consécutifs au suicide de son assurée, ces dernières ont sollicité la mobilisation de sa garantie au titre de la réparation de leurs préjudices évalués à un montant total de 19 001,11 €. S’agissant, d’une part, des dommages matériels consécutifs, ces derniers consisteraient en « la salissure du train, la présence de débris humains sur les voies et en l’atteinte à la fonctionnalité de la locomotive et de la voie ferrée ».

En outre, leurs dommages matériels seraient matérialisés par la nécessaire remise en état des dispositifs de sécurité déclenchés par l’arrêt d’urgence du train ainsi que par le recours à une visite de maintenance pour contrôler l’état du système de freinage d’urgence.

S’agissant, d’autre part, des dommages immatériels consécutifs invoqués, ils seraient constitués par les moyens de substitution qui ont dû être mis en place dans l’attente des autorités de police. Estimant toutefois que son assurée avait commis une faute dolosive à l’occasion de son suicide, la société Assurances du Crédit mutuel a refusé de faire droit à cette demande.

La compagnie d’assurance de la SNCF s’est alors vue attraite devant le tribunal de grande instance de Nevers – désormais tribunal judiciaire – aux fins de réparation des préjudices que les Epic SNCF réseau et la SNCF voyageurs auraient subis. Par un jugement rendu le 18 décembre 2019, les demanderesses ont été déboutées de l’ensemble de leurs fins et demandes indemnitaires à son encontre, les conduisant ainsi à interjeter appel. C’est dans ces conditions que l’affaire s’est présentée devant la cour d’appel de Bourges.

Sur le comportement du suicidé dont il résulterait une faute dolosive

De prime abord, l’affirmation selon laquelle un suicide serait constitutif d’une faute peut heurter. En effet, outre les considérations morales propres à chacun, il semble quelque peu cavalier de porter un jugement – au sens propre comme au figuré – sur un acte qui relève autant de l’intime.

Toutefois, le juge du fond dont les prérogatives sont principalement de juger « en faits » est tenu d’apprécier un comportement donné auquel il est fait grief, et ce eu égard à l’intention et à la conscience des conséquences éventuelles qu’aurait eues celui qui en est l’auteur.

Le suicide, qui est défini par la loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 comme « le fait de se donner la mort volontairement », ne saurait être, en lui-même, constitutif d’une faute. Nonobstant, et bien que considéré par la doctrine comme « l’expression ultime, irremplaçable de la liberté individuelle » (1), le suicide est susceptible d’engendrer des dommages aux tiers et d’engager ainsi la responsabilité posthume du suicidé.

Deux courants jurisprudentiels sont à mettre en exergue, sous les préceptes de l’article L.113-1 du Code des assurances, à savoir :

d’une part, la reconnaissance d’une faute intentionnelle objective ou subjective matérialisée par la conscience ou la volonté avérée de l’assuré de la survenance inévitable d’un dommage. Tel est, par exemple, le cas d’un assuré qui s’est rendu responsable d’un incendie et d’une forte explosion en mettant fin à sa vie à l’aide d’une cuisinière à gaz et de deux bouteilles de gaz placées dans son séjour. Il avait ainsi été jugé que les moyens employés témoignaient de sa volonté de provoquer l’explosion pour, non pas causer une destruction matérielle de l’immeuble, mais pour parvenir à ses fins et se donner la mort (2).

d’autre part, la reconnaissance d’une faute dolosive qui suppose un manquement volontaire à un devoir général de prudence ainsi que la conscience que l’acte de suicide rendrait inévitable la survenance du dommage, supprimant ainsi l’aléa qui est l’essence même du contrat d’assurance.

En l’espèce, l’assureur de responsabilité civile oppose un refus de garantie aux demanderesses qui se prévalent du contrat en leur qualité de tiers victimes. Ce refus est motivé par le fait que ces dernières n’auraient subi aucun dommage matériel au sens du contrat et, dès lors, aucun dommage immatériel consécutif à un dommage matériel garanti. Mais ce refus est également, et surtout, motivé par le fait que « la victime [qui s’est suicidée] a commis une faute dolosive qui a supprimé l’aléa du contrat d’assurance ».

La position, presque sécuritaire, de la cour d’appel de Bourges

La cour d’appel « donne le la » en rejetant les demandes indemnitaires de l’Epic SCNF réseau et de la SNCF voyageurs en rappelant, tout d’abord, les termes de feu l’article 1382 du Code civil, devenu article 1240, dont il découle que « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Partant, l’on devine d’entrée de jeu que la cour d’appel dirige les motivations de son rejet sur le fondement de la responsabilité délictuelle et, donc, d’une faute de l’assurée qui s’est suicidée en l’espèce.

La cour précise à ce titre : « Il n’est pas contesté que Mme X a commis une faute de nature délictuelle ayant causé divers dommages à la SNCF réseau et à la SNCF voyageurs en se jetant sur les voies ferroviaires à l’approche du train n° 5975. (...) et que [la compagnie Assurances du Crédit mutuel] est en droit d’opposer aux sociétés les exclusions de garantie prévues au contrat. »

Or, l’exclusion qu’oppose l’assureur aux demanderesses repose indiscutablement sur la faute dolosive qu’aurait commise son assurée en se suicidant, et ce en ce qu’il se prévaut des dispositions de l’article L.113-1 du Code des assurances qui dispose que : « (..) l’assureur ne répond pas des pertes et dommages provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré ».

Il nous est alors loisible de déduire que la cour reconnaît, à demi-mot, qu’en l’espèce le suicide commis par l’assurée est constitutif d’une faute dolosive justifiant l’exclusion légale de garantie. Pourtant, la cour se cantonne ici à effectuer une interprétation stricte du contrat afin d’écarter une quelconque reconnaissance de dommages matériels et immatériels consécutifs, au sens du contrat, qu’auraient subis les appelantes.

Elle rappelle, en effet, les termes de l’article L.112-6 du Code des assurances qui dispose que : « L’assureur peut opposer au porteur de la police, ou au tiers qui en invoque le bénéfice, les exceptions opposables au souscripteur originaire. »

La cour poursuit, en outre, son raisonnement par l’analyse des dommages invoqués par les demanderesses. En premier lieu, elle écarte leurs demandes indemnitaires au titre des dommages matériels puisque le contrat stipule expressément que le dommage matériel s’entend comme « la destruction, détérioration d’un bien et/ou l’atteinte à l’intégrité physique des animaux ».

La cour considère, à juste titre, que la présence d’éclaboussures de sang et de débris humains sur le train et les voies ferrées n’engendre aucune destruction, voire aucune détérioration du bien, à savoir le train, au sens de la police d’assurance. En outre, les demanderesses ne rapporteraient pas de preuve suffisante pour établir que le remplacement d’éléments dans le boîtier de commande RST pouvaient s’analyser comme la détérioration matérielle du bien.

Partant de ce postulat, et à défaut de dommages matériels caractérisés, les demanderesses ne peuvent légitimement se prévaloir d’un dommage immatériel consécutif à un dommage matériel garanti. Le juge du fond, se faisant ainsi le gardien du respect de la commune intention des parties au contrat, confirme le jugement de première instance en faveur de l’assureur et conclut qu’ « il s’infère de l’ensemble de ces éléments qu’aucun dommage matériel n’est établi en l’espèce et que les dispositions contractuelles font dès lors également obstacle à la prise en charge par l’assureur d’un quelconque dommage immatériel ».

Une jurisprudence pourtant moins timorée

La cour d’appel de Bourges ne s’est, en l’espèce, pas saisie des dispositions de l’article L.113-1 du Code des assurances dont il découle que la faute dolosive de l’assuré est génératrice d’une exclusion légale de garantie. Or, la Cour de cassation s’était pourtant récemment prononcée sur le rejet de la qualification de faute « dolosive » de l’assuré qui s’est suicidé, dans une affaire similaire, considérant : « (...) Qu’en se jetant sous le train, qui arrivait en gare, l’intention de Y était de mettre fin à ses jours et que ne permettait de conclure qu’il avait conscience des conséquences dommageables de son acte pour la SNCF, ce dont il se déduisait que l’assurance n’avait pas perdu tout caractère aléatoire. » (3)

Il en est résulté que la cour d’appel avait légalement justifié sa décision en caractérisant l’absence de faute dolosive. L’arrêt de la cour d’appel de Bourges est d’autant plus étonnant que la cour d’appel de Paris avait, quelques jours auparavant, expressément tranché la question en refusant de caractériser l’existence d’une faute dolosive de l’assuré qui s’était suicidé en se jetant sous un train (4).

Conclusion

La cour d’appel de Bourges ne s’est pas franchement prononcée, comme elle y était pourtant invitée, sur la présence – ou l’absence – d’une faute dite « dolosive » de l’assurée qui s’est suicidée. Elle s’est, en effet, contentée d’affirmer que l’assurée avait commis une faute de nature délictuelle susceptible d’engager sa responsabilité civile. Nous laissant, hélas, en suspens puisqu’elle a tout de même sous-entendu qu’en raison de cette faute délictuelle, l’assureur était fondé à opposer une exclusion légale de garantie qui repose sur la présence d’une faute intentionnelle ou dolosive. On se demande alors s’il s’agit là d’un aveu involontaire de la reconnaissance d’une faute dolosive de l’assuré, ou s’il s’agit là – ce dont on doute – d’une simple inadvertance.

Cour d'appel de Bourges, 1re chambre, 25 février 2021, n° 20/0092

(1) F. Terré et F. Fenouillet, Les personnes, Dalloz, 8e éd. 2012, n° 94 & Bulletin juridique des assurances n° 69, juin 2020, comm. 5
(2) Cass. Civ. 2e, 20 mai 2020, n° 19-11.538
(3) Cass. Civ. 2e, 20 mai 2020, n° 19-14.306

(4) CA Paris, 9 février 2021, RG n° 19/09174​